Le musée National de l’Histoire de l’Immigration, le Palais de la Porte Dorée à Paris, a fait l’acquisition de 3 témoignages et photographies issus de ce projet, qui sont entrés dans les collections Nationales de la France
« Ton arrière-grand-père était espagnol. Républicain, il a fait la guerre d’Espagne. »
Deux phrases succinctes qui résument ce qui m’a été transmis, ce que j’ai su pendant longtemps, de la partie espagnole de ma famille. Et longtemps cela m’a suffi. Ce n’était d’ailleurs pas un sujet de discussion à la maison. La langue espagnole n’avait pas été partagée dans ma lignée.
Ce pays ne transpirait pas à travers nos habitudes de vie, et peu à travers nos récits. Deux faits, qui, je le comprendrai plus tard, sont couramment présents dans les familles immigrées ayant fui la guerre. Les questions de récit, de culture, et de langue en particulier, sont dans ces cas précis, étroitement liés à des enjeux de deuil et d’intégration.
Il y a bien toujours eu ce sentiment étrange d’appartenance, commun à une grande partie des immigré·es lorsqu’on évoque ses ascendances étrangères, un peu comme un lien partagé à une terre d’origine, mais qui avait pour moi des contours diffus, un peu fantasmé, voire exotique, mais peu concret.
C’est avec la naissance de mon fils que le lien avec mon histoire et cette terre d’origine a soudainement surgi. La question de la transmission s’est alors posée à moi et un vide est apparu. Mes interrogations ont fait jaillir un pan insoupçonné de ma mémoire familiale qui s’est (re)constituée pièce par pièce, complétant par la même occasion le puzzle de mon identité propre. La guerre, la lutte, l’exil, la déchirure, les camps, l’impossible retour.
La parole a donc été le premier jalon de la mémoire familiale. Les papiers, les photographies, traces concrètes du roman familial, le second. J’ai alors réalisé que ce récit avait toujours été là, attendant d’être mis à jour, mais dont l’essence avait été transmise sans qu’il ait été nécessaire d’avoir recours aux mots. Tous mes engagements, ma révolte et mes luttes étaient contenus dans ce récit. Ils ne venaient pas de nulle part.
Ma mémoire, attendant d’être mise à jour toutes ces années, est entrée en résonance avec la mémoire collective, le récit national français, qui m’est apparu, comme ma mémoire, incomplet, partiel, flou.
Lors de la Retirada en 1939, à l’entrée sur le territoire français, les Espagnol·es ont été séparé·es, femmes et enfants d’un côté, hommes de l’autre. Le récit national fait mention de ces hommes répartis en majorité dans les camps de fortune installés à la hâte dans le Sud (plage d’Argeles, camp du Barcarès, de St Cyprien….), mais ignore la majorité (plus de 70) des départements français qui ont mis en place des « centres d’hébergements », allant du camp à la ferme. Il ne construit pas de récit officiel sur ces faits. Rien n’a vraiment transpiré dans l’Histoire de France, ne s’est transmis. Ne restent que les camps du Sud-Ouest. Pourtant les traces (documents officiels, lettres, récits, photographies…) sont bien présentes.
Je me suis alors demandée à quelle étrange stratégie de l’effacement se livre l’histoire officielle. Un demi-million de personnes sont passées par la frontière française. Elles ne peuvent pas disparaître de l’Histoire.
C’est de là qu’est né ce projet, de la nécessité de palier les manques du récit officiel, de reconstruire une mémoire collective amputée d’une partie de son histoire et de la faire perdurer. De mettre à jour et laisser des traces. Et par là même, permettre de réfléchir sur les impacts des exils forcés par la guerre, sur les mémoires (familiale et collective), sur les mécanismes de construction d’une identité, individuelle et familiale, confrontée à la violence de l’Histoire. Permettre aussi de questionner l’accueil des réfugié·es qui, encore et toujours, n’est pas à la hauteur de notre humanité.
Pour cela j’ai choisi dix lieux d’« hébergements », répartis sur le territoire français que j’ai pris en photo en numérique, en couleur. Ces photographies sont la trace contemporaine de ce qui reste ou non de ces lieux dans le présent, souvent ignorés, souvent sans plaque commémorative, sans traces justement des événements qui se sont joués en leur sein.
En parallèle, j’ai choisi de réaliser dix portraits de famille en noir et blanc, en argentique, à la chambre photographique (Plaubel, 1955), sur lesquels se trouvent les descendant·es de familles ayant été placées dans ces lieux d’« hébergements ». Les photos de famille participent activement à l’écriture du récit familial. Elles mettent en images la temporalité de la famille et contribuent à lui donner corps. J’utilise les codes du portrait de famille du début du 20ème siècle (d’où l’utilisation de la chambre photographique) avec une spatialisation et une hiérarchisation qui donne à voir l’histoire et la lignée familiale. J’ai laissé l’interprétation du terme « descendant·es » libre à chaque famille.
Dans chacun des portraits, des objets choisis par les familles, permettent de matérialiser leur lien avec leur histoire espagnole, avant la rupture consécutive à la guerre. Sur sept d’entre eux, des portraits photographiques de leurs descendant·es sont présents, mise en abîme du lien familial qui les relie à leurs ancêtres, et aussi affirmation de l’existence de leurs disparu·es, et de ce qu’ils ont vécu. Sur deux portraits, les protagonistes directs de 95 et 98 ans sont présent·es et arborent un objet ou une photo rappelant leur parcours et origine.
En photographiant et scénographiant ainsi la généalogie, j’attire l’attention sur l’essentiel, à savoir la temporalité de la famille et le récit qui la constitue. J’interroge aussi l’inscription des descendant·es dans leur rapport à la réalité présente par rapport au récit familial.
Des archives, constituées de lettres de réfugié·es ou rapports de l’administration sur, ou provenant, des lieux d’« hébergements » choisis, ainsi que le récit de l’histoire de chacune des familles, complètent et répondent au travail photographique, rendant tangible une réalité passée.
Reconstituer une identité familiale et une ligne temporelle qui ont été effacées comme les lieux du passé, ou déplacées comme les descendant·es, inviter à la réflexion autour des exils et migrations, réfléchir sur le délitement et l’oubli, tel est mon souhait à travers ce projet.
Lydie Turco
Photographies : Lydie TURCO
Tirages argentiques : Jean-Marc COUDIGNAC
Historienne : Maëlle MAUGENDRE
Graphiste : Poley LUARD
Remerciements : Marta López Izquierdo, Allison Taillot, André Roques, Thierry Soto, Muriel Quoniam et toutes les familles qui ont participé de près, ou de loin, à ce projet.
A mon fils, Elio Turco.
A ma famille.
Aux réfugiés espagnol.es., Républicains et leurs familles.
Page Facebook de l’expo : Stratégie de l’effacement
Avec le soutien de la DRAC Normandie, de l’Ambassade d’Espagne, du département de Seine Maritime, de la ville de Rouen, des universités de Paris 8 et Nanterre, Paris Lumière.
En partenariat avec Helio service
Photographies en noir et blanc : photographies prises à la chambre photographique
Photographies couleurs : photographies numériques
Expositions :
- Du 10 février 2023 au 31 mars 2023, bibliothèque Simone de Beauvoir, Rouen
- Du 13 mai 2023 au 31 août 2023, musée de la Résistance, Bondues (Lille), conférence de Lydie Turco et Maëlle Maugendre le 21 juin 2023 à 18h30.
- Du 15 septembre 2023 au 27 octobre 2023, musée du château de Gaillon.
- Du 15 mars 2024 au 26 avril 2024, Archives départementales d’Ille-et-Vilaine à Rennes
- Du 5 mai 2024 au 15 septembre 2024, maison des mémoires La Mounières à Septfonds
- Du 20 septembre 2024 au 27 octobre 2024, Abbaye de Noirlac, Bourges
- Du 2 octobre 2025 au 20 décembre 2025, Elne, musée Terrus, Elne